Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – Chambre 6, 30 mars 2022, JOUVE, RG 20/02033
– prescription de l’action en reconnaissance du caractère abusif d’une clause – clause non abusive – clause abusive – clause réputée non écrite – coût du crédit – variation du taux d’intérêt – conversion du prêt – remboursement du prêt – changement de parité entre devise – clause constituant l’élément essentiel du contrat – clause d’indexation –
ANALYSE :
Sur une action en cessation intentée par Monsieur JOUVE, la Cour d’appel de Paris se prononce quant à la prescription de l’action en reconnaissance du caractère abusif des clauses du contrat de prêt (1), la prescription de l’action en restitution de sommes indues (2), écarte le caractère abusif de certaines clauses (2), juge d’autres clauses abusives au sens de l’article L212-1 du code de la consommation (3) et enfin, statue sur les conséquences du caractère abusif des clauses constituant l’objet principal du contrat (4).
- L’absence de prescription de l’action en reconnaissance du caractère abusif des clauses du contrat de prêt
Extraits : « La Cour de Justice de l’Union Européenne a dit pour droit, dans un arrêt du 10 juin 2021, notamment, d’une part, que la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 sur les clauses abusives doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale soumettant l’introduction d’une demande par un consommateur aux fins de la constatation du caractère abusif d’une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et ce consommateur à un délai de prescription et, d’autre part, que, s’agissant d’une action aux fins de restitution de sommes indûment versées, elle s’oppose à un délai de prescription de cinq ans, dès lors que ce délai commence à courir à la date de l’acceptation de l’offre de prêt de telle sorte que le consommateur a pu, à ce moment-là, ignorer l’ensemble de ses droits découlant de cette directive.
Il en résulte que si l’action en restitution peut être soumise par le droit national à une prescription, en l’espèce quinquennale, de l’article L 110-4 du code commerce, ce qui correspond à un impératif de sécurité juridique, et ce, sans contrevenir à l’effectivité des droits garantis par la directive pour autant qu’elle ne court pas à compter de l’offre de prêt elle-même ou qu’elle prive le consommateur, éventuellement alors dans l’ignorance des vices dénoncés, de son action, tel n’est pas le cas d’une action en reconnaissance du caractère abusif d’une clause.
En conséquence, l’action en reconnaissance du caractère abusif de toutes les clauses n’est pas prescrite.
- La prescription de l’action en restitution de sommes indues
Extraits : « Mais, il doit être rappelé que le terme du contrat est échu depuis le 31 juillet 2014, date à laquelle l’emprunteur a nécessairement été en mesure de connaître le déséquilibre constitutif d’un abus issu de l’application d’une clause conventionnelle puisque le contrat a épuisé tous ses effets.
En conséquence, l’action en restitution de sommes indues, en ce qu’elle est fondée sur le caractère abusif des clauses 5.2 et 6 relatives à l’indexation serait irrecevable comme prescrite puisqu’il s’est écoulé un délai de plus de cinq ans entre le terme du contrat du 31 juillet 2014 et la demande relative à ces clauses, formée pour la première fois, en cause d’appel, par conclusions du 18 octobre 2019.
En revanche, l’action en restitution, en ce qu’elle est fondée sur le caractère abusif des clauses 5.3, 10.5 et 10.3, formée dès l’introduction de l’instance le 6 novembre 2014, n’est pas prescrite dès lors qu’elles sont respectivement relatives au remboursement du crédit, à la faculté de conversion du prêt en euros et aux conséquences du changement de parité entre la devise empruntée et l’euro dont les effets se manifestent essentiellement lors du remboursement du capital s’agissant d’un prêt in fine. »
- Les clauses jugées non abusives
CLAUSES RELATIVES À L’INDEXATION – CLAUSE RELATIVE AU COÛT DU CRÉDIT – CLAUSE DE VARIATION DU TAUX D’INTÉRÊT
L’article 5.2 relatif au coût du crédit et l’article 6 relatif à la variation du taux d’intérêt du contrat de prêt, et qui sont tous les deux relatifs à l’indexation sont ainsi libellés :
Contenu de l’article 5.2 : « l’intérêt, initial nominal de 3,500 % est indexé que « L’index retenu est l’index LIBOR 3 mois. La définition de l’index est précisé au point « Définition des taux d’intérêts » La valeur de l’index à la date du 30.06.1999 est de 1,050 % »
Contenu de l’article 6 : « Le taux d’intérêt du prêt varier a à la hausse comme à la baisse en fonction de l’évolution de la moyenne arithmétique trimestrielle du taux interbancaire offert à Londres (LIBOR ou London Interbank Offered rate) à trois mois, de la devise empruntée. Le taux du LIBOR est publié par l’Association des banques britanniques.
La valeur de l’index est établie chaque année, le premier jour du mois civil (étant désigné par après sous l’appellation « mois anniversaire ») au cours duquel survient l’anniversaire de l’ouverture du prêt. La date d’ouverture du prêt s’entend comme étant la date à laquelle le compte de prêt est ouvert informatiquement dans la comptabilité du prêteur et figure au paragraphe « CONDITIONS FINANCIERES » du contrat.
La nouvelle valeur de l’index est déterminée en prenant en compte la moyenne du LIBOR à trois mois de la devise empruntée du dernier trimestre civil précédant le mois anniversaire. Annuellement, à chaque mois anniversaire, la variation de la valeur de l’index par rapport à la valeur de l’index arrêtée à la date d’ouverture du prêt est répercutée à due concurrence sur le taux du prêt, le taux initial servant de base pour le calcul de la variation.
Toutefois, les variations de l’index entraînant une modification du taux du prêt inférieure à 25 centièmes par rapport au taux en vigueur ne sont pas répercutées. (…)
La répercussion de la variation de l’index sur le terme de remboursement a lieu à compter de la prochaine échéance prélevée postérieurement au changement de taux.
La variation du taux d’intérêt se traduira par une variation du montant des échéances de remboursement. »
Analyse de l’article 5.6 relatif au coût du crédit et de l’article 6 relatif à la variation du taux d’intérêt du contrat de prêt : « Ainsi qu’il sera vu ci-après, au contraire des clauses de paiement et des opérations de change, l’article 6 intitulé “définition de l’index Libor 3 M” décrit ainsi avec précision les modalités pratiques d’indexation, la date et les valeurs de l’index prise en compte.
L’index choisi, à l’instar de très nombreux contrats de prêt, était publié par l’association des banques britanniques, ce qui constituait une référence objective, ne dépendant pas, dans sa variabilité, de la volonté de la banque et est dénué de tout arbitraire à l’égard de l’emprunteur de sorte que cette indexation ne revêtait pas de caractère abusif comme créant un déséquilibre au détriment du consommateur, la circonstance que les effets de son évolution n’était pas limités ne confère pas à la clause un caractère déséquilibré.
Au demeurant, pas plus que la banque, M. Jouve ne produit d’élément sur les modalités de l’exécution du prêt et sur l’évolution de l’index qui mettrait la cour à même d’apprécier le caractère déséquilibré des effets de cette indexation à son détriment.
En conséquence, M. Olivier Jouve doit être débouté de sa demande tendant à voir réputées non écrites les clauses 5.2 et 6 du contrat. »
CLAUSE DE CONVERSION DU PRÊT
La clause 10.3 du contrat de prêt relatif à la conversion du prêt est ainsi libellé :
Contenu de la clause 10.3 : « Le prêt est réputé convertible en francs français ou en euros. L’emprunteur pourra demander au prêteur la conversion du prêt en francs français ou en euros sous préavis de 30 jours minimum. La conversion ne pourra intervenir qu’à une date d’échéance. Les caractéristiques du taux d’intérêt seront négociées entre les parties à ce moment-là, étant précisé qu’à défaut d’accord, l’emprunteur devra à son choix poursuivre le prêt en devises ou le rembourser par anticipation »
Analyse de la clause 10.3 : « Il doit d’abord être précisé qu’il ne peut être tiré aucune conclusion utile à la solution du litige du caractère abusif allégué de la dernière clause 10.3 relative à la faculté de conversion du prêt en euros alors que ce dernier est désormais échu sans avoir été converti et que M. Jouve ne soutient pas même avoir jamais envisagé de solliciter cette conversion au cours de son exécution. »
- Les clauses jugées abusives au sens de l’article L212-1 du code de la consommation
CLAUSE DE REMBOURSEMENT DU PRÊT – CONSÉQUENCES DU CHANGEMENT DE PARITÉ ENTRE DEVISE
La clause 5.3 du contrat de prêt relatif au « remboursement du crédit » et la clause 10.5 relative aux conséquences du changement de parité sont ainsi libellées :
Contenu de la clause 5.3 : « Tous remboursements en capital, paiements des intérêts et commissions et cotisations d’assurance auront lieu dans la devise empruntée. Les échéances seront débitées sur tout compte en devise ouvert au nom de l’un quelconque des emprunteurs dans les livres du prêteur. La monnaie de paiement est le franc français ou l’euro, l’emprunteur ayant toujours la faculté de rembourser en francs français ou en euros les échéances au moment de leur prélèvement. Les échéances seront déboutées sur tout compte en devises (ou le cas échéant en francs français ou en euros) ouvert au nom de l’un quelconque des emprunteurs dans les livres du prêteur. Les frais des garanties seront payables en francs ou en euros.
Si le compte en devises ne présente pas la provision suffisante au jour de l’échéance le prêteur est en droit de convertir le montant de l’échéance impayée en francs français ou en euros, et de prélever ce montant sur tout compte en francs français ou en euros ouvert dans les livres du prêteur, au nom de l’emprunteur ou du coemprunteur. Le cours du change appliqué sera le cours du change tiré »
Contenu de la clause 10.5 : « Il est expressément convenu que l’emprunteur assume les conséquences du changement de parité entre la devise empruntée et le franc français ou l’euro, qui pourrait intervenir jusqu’au complet remboursement du prêt »
Analyse de la clause 5.3 du contrat de prêt relatif au « remboursement du crédit » et de la clause 10.5 relative aux conséquences du changement de parité : « De même, si la clause 10.5 doit être considérée, en vertu du principe énoncé ci- dessus, pour apprécier la portée de la clause de remboursement 5.3, il n’en résulte pas de manière autonome de conséquences particulières en terme de restitution puisque c’est son caractère lacunaire, en lien avec la clause 5.3, qui est susceptible de voir qualifier d’abusif l’ensemble ainsi formé.
La clause 5.3, insérée dans un contrat de crédit conclu dans une devise étrangère entre un professionnel et un consommateur sans avoir fait l’objet d’une négociation individuelle, aux termes de laquelle le crédit doit être remboursé dans cette même devise détermine la nature même de l’obligation de remboursement de l’emprunteur et elle porte ainsi sur l’objet principal du contrat de prêt, de sorte qu’il convient d’examiner, en vertu de ce qui précède, si elle est rédigée de manière claire et compréhensible, et ce, en tenant compte des autres clauses en regard desquelles elle doit s’interpréter et, dans l’hypothèse où tel n’est pas le cas si elle créé un déséquilibre significatif au détriment de l’emprunteur.
Cette exigence ne se réduit pas au seul caractère compréhensible sur les plans formel et grammatical puisque le contrat doit également exposer de manière transparente le fonctionnement concret du mécanisme auquel se réfère la clause aux fins que le consommateur soit en mesure d’évaluer, sur le fondement de critères précis et intelligibles, les conséquences économiques envisageables qui en découlent pour lui.
Il y a lieu d’abord d’observer qu’en dépit de ce que la clause affirme que “la monnaie de paiement est le franc français ou l’euro” – pour satisfaire à la prohibition de l’usage d’une monnaie étrangère en tant qu’instrument de paiement et non pas seulement en tant qu’unité de compte – elle prévoit, en contradiction avec cette assertion, à plusieurs reprises que “tous les remboursements” auront lieu “dans la devise empruntée”, que les échéances sont débitées à titre principal “sur tout compte en devises” de l’emprunteur et, seulement subsidiairement, sur un compte en francs ou en euros.
Il ne peut ensuite qu’être constaté que le contrat de prêt litigieux ne contient aucune information sur la manière dont la clause est mise en oeuvre, sur la manière d’effectuer les remboursements en francs suisses alors même qu’il n’est pas contesté que M. Jouve ne percevait que des revenus en francs français puis en euros, et ce, alors qu’il faut nécessairement que des conversions interviennent et qu’en conséquence un taux de change soit appliqué. La seule mention à la stipulation 10.1 selon laquelle “le présent concours financier sera réalisé conformément à la réglementation des changes en vigueur au jour de la réalisation” est notoirement imprécis et laisse l’emprunteur dans l’expectative quant au taux de change pris en compte non seulement pour le paiement des intérêts mais également pour le capital payable in fine, quant au moment exact de la prise en compte de la variation de ce taux de change pour que soit opérée une conversion et quant aux modalités selon lesquelles il peut en être informé.
Au-delà du contrat de prêt lui-même, aucune pièce ne permet d’établir que M. Jouve a été destinataire d’information à cet égard et il est singulier que la banque n’ait pas même produit aux débats, au-delà du tableau d’amortissement prévisionnel, les modalités selon lesquelles les intérêts ont été effectivement payés en exécution du prêt et sur quelle base en matière de taux de change, de même que sa réclamation du solde du prêt dans son décompte du 21 novembre 2014 est fondée sur le taux de change audit jour.
En dehors de la laconique et sommaire stipulation 10.5 du contrat de prêt selon laquelle “il est expressément convenu que l’emprunteur assume les conséquences du changement de parité entre la devise empruntée et le franc français ou l’euro, qui pourrait intervenir jusqu’au complet remboursement du prêt”, le Crédit Mutuel ne justifie pas avoir communiqué la moindre information sur les éléments fondamentaux tenant au risque de change, susceptibles d’avoir une incidence sur la portée de l’engagement permettant à l’emprunteur d’évaluer notamment le coût total potentiel de l’emprunt et de prendre conscience des difficultés auxquelles il serait confronté en cas de dévaluation de la monnaie dans laquelle il perçoit ses revenus.
Aucune information pertinente n’est ainsi communiquée permettant à M. Jouve d’évaluer les conséquences économiques de la clause sur ses obligations financières.
Il résulte de ce qui précède, d’une part, que la clause de“remboursement du crédit”, même éclairée par les autres stipulations du contrat de prêt, n’est pas rédigée de manière claire et qu’elle n’est pas intelligible en elle-même car lacunaire pour l’emprunteur puisqu’il est vain pour quiconque d’y rechercher avec succès la détermination exacte des opérations de change nécessaires à l’exécution du prêt.
D’autre part, la stipulation d’une telle clause institue un déséquilibre significatif entre la banque prêteuse et l’emprunteur en ce que ce dernier n’est pas mis en mesure d’envisager les conséquences prévisibles et significatives de la fluctuation des monnaies sur ses obligations et n’a pas été suffisamment informé des mécanismes de change.
En conséquence, la clause de remboursement du crédit 5.3 rapportée ci-dessus et la clause en lien avec celle-ci 10.5 doivent être déclarées non écrites. »
- Conséquences du caractère abusif des clauses constituant l’objet principal du contrat
CLAUSE CONSTITUANT L’ÉLÉMENT ESSENTIEL DU CONTRAT RÉPUTÉE NON ÉCRITE
Extraits : « Les alinéas 6 et 8 de l’article L 132-1 ancien du code de la consommation disposent que :“Les clauses abusives sont réputées non écrites” et que “le contrat restera applicable dans toutes ses dispositions autres que celles jugées abusives s’il peut subsister sans lesdites clauses”.
En l’espèce, il a été déterminé ci-dessus que les clauses réputées non écrites constituent l’objet principal du contrat de sorte que ce dernier n’a pu subsister sans elles et que si l’indexation en elle-même du taux nominal initial ne revêt pas un caractère abusif, l’index choisi étant le Libor 3 mois “de la devise empruntée”, il est lui-même atteint par les effets du caractère non écrit des clauses.
En conséquence, ni le remboursement en devise ni l’intérêt stipulé ne peuvent subsister. »
> Voir également : CJUE, 10 juin 2021