CA de Colmar, 24 juillet 2024, RG n° 23/03820
contrat de prêt libellé en devises étrangères – clauses abusives – action en constatation du caractère abusif – action restitutoire – prescription – principe d’effectivité – principe d’équivalence - directive 93/13/CEE
EXTRAITS
“S’agissant de l’action déclaratoire portant sur une clause qualifiée d’abusive, l’article 7, § 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, prévoit que les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel.
Par arrêts du 10 juin 2021 (C-776/19 à C-782/19 et C-609/19), la CJUE a dit pour droit que l’article 6, § 1, et l’article 7, § 1, de la directive 93/13, lus à la lumière du principe d’effectivité, doivent être interprétés en ce qu’ils s’opposent à une réglementation nationale soumettant l’introduction d’une demande par un consommateur aux fins de la constatation du caractère abusif d’une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et ce consommateur à un délai de prescription.
(…)
Concernant la recevabilité de l’action restitutoire en lien avec une clause abusive (…)
Par arrêts du 10 juin 2021 (C-776/19 à C-782/19 et C-609/19), la CJUE a dit pour droit que l’article 6, § 1, et l’article 7, § 1, de la directive 93/13, lus à la lumière du principe d’effectivité, doivent être interprétés en ce qu’ils s’opposent à une réglementation nationale soumettant l’introduction d’une demande par un consommateur aux fins de la restitution de sommes indûment versées, sur le fondement de telles clauses abusives, à un délai de prescription de cinq ans, dès lors que ce délai commence à courir à la date de l’acceptation de l’offre de prêt de telle sorte que le consommateur a pu, à ce moment-là, ignorer l’ensemble de ses droits découlant de cette directive. (…)
S’agissant de l’opposition d’un délai de prescription à une demande introduite par un consommateur, aux fins de la restitution de sommes indûment versées, sur le fondement de clauses abusives au sens de la directive 93/13, elle a rappelé avoir dit pour droit que l’article 6, § 1, et l’article 7, § 1, de cette directive ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui, tout en prévoyant le caractère imprescriptible de l’action tendant à constater la nullité d’une clause abusive figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, soumet à un délai de prescription l’action visant à faire valoir les effets restitutifs de cette constatation, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité (CJUE, 9 juillet 2020, Raiffeisen Bank et BRD Groupe Société Générale, C-698/18 et C-699/18 ; CJUE, 16 juillet 2020, Caixabank et Banco [Localité 4] [Localité 6]
Argentaria, C-224/19 et C-259/19). (…) En conséquence, un délai de prescription est compatible avec le principe d’effectivité uniquement si le consommateur a eu la possibilité de connaître ses droits avant que ce délai ne commence à courir ou ne s’écoule.
(…)
S’agissant du respect du principe d’équivalence, il sera rappelé qu’en droit interne, le délai de prescription des actions en restitution, consécutives à l’annulation d’un contrat ou d’un testament, ne court qu’à compter de cette annulation, que cette annulation résulte de l’accord des parties ou d’une décision de justice (1ère Civ, 1er juillet 2015, n°14-20.369 ; 1ère Civ., 28 octobre 2015, n°14- 17.893 ; 3ème Civ, 14 juin 2018, n°17-13.422 ; 1ère Civ, 13 juillet 2022 n°20-20.738).
S’agissant du principe d’effectivité, il serait contradictoire de déclarer imprescriptible, l’action en reconnaissance du caractère abusif d’une clause et de soumettre la principale conséquence de cette reconnaissance, à un régime de prescription la privant d’effet.
(…)”
ANALYSE
La Cour d’appel de Colmar a été saisie par une société civile immobilière (SCI) et une banque ayant conclu un contrat de prêt libellé en devises étrangères en juillet 2004. Le 19 août 2020, la SCI a reçu une mise en demeure l’informant de l’échéance du prêt au 11 février 2020, avec un solde exigible de 666 794,56 euros. Ce montant a été contesté par la SCI qui invoque un déséquilibre significatif : pour un emprunt initial de 450 000 euros en capital, elle doit rembourser 654 235,94 euros hors intérêts déjà payés trimestriellement.
Cela a conduit la SCI à assigner la banque devant le Tribunal judiciaire de Strasbourg afin de principalement faire réputer non écrite “la clause du contrat du prêt obligeant à rembourser le capital par rachat de devises étrangères, subsidiairement la clause de contrat de prêt relative aux modalités de fixation du cours de change, subsidiairement la clause afférente aux intérêts et au TEG”, ainsi qu’à obtenir la restitution subséquente des intérêts indûment versées.
En réponse, la banque a saisi le juge de la mise en état en soutenant notamment que les demandes de la SCI, fondées sur les dispositions du Code de la consommation relatives aux clauses abusives, étaient prescrites et donc irrecevables.
Par une ordonnance du 9 octobre 2023, le juge de la mise en état a déclaré sans objet la fin de non-recevoir tirée de la prescription opposée à ces demandes, au motif qu’en tant que professionnelle, à raison de son statut et de son activité, la SCI n’avait pas qualité pour se prévaloir de la législation sur les clauses abusives.
Sur l’appel interjeté quant à la qualité de professionnel de la SCI, la Cour d’appel de Colmar a écarté la compétence du juge de la mise en état, estimant qu’il ne s’agissait pas d’une fin de non-recevoir fondée sur un défaut de qualité, mais d’une question liée au bien-fondé de la décision, question qui relève de la compétence du tribunal.
S’agissant de la prescription de la demande tendant à voir réputer non écrite une clause abusive sur le fondement des articles L132-1 (ancien) et L212-1 du code de la consommation, la Cour rappelle qu’une telle demande n’est pas soumise à la prescription quinquennale de l’article 2224 du code civil. Elle justifie cette décision au regard de l’article 7, §1, de la directive 93/13/CEE et des arrêts du 10 juin 2021, interprétés à l’aune du principe d’effectivité : la volonté de garantir des moyens efficaces pour faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats entre consommateurs et professionnels peut se traduire par une opposition à toute réglementation nationale imposant un délai de prescription pour contester le caractère abusif d’une clause.
À l’inverse, la Cour d’appel de Colmar retient que les textes susmentionnés ne s’opposent pas à un tel délai de prescription, fondé sur l’article 2224 du code civil, concernant la demande de restitution des sommes indûment versées, à condition que le consommateur ait eu connaissance de ses droits avant que ce délai ne commence à courir ou ne s’écoule. Si ce délai commençait à courir à la date de l’acceptation de l’offre de prêt ou à celle de l’exécution intégrale du contrat, il serait considéré comme incompatible avec :
– Le principe d’effectivité, qui exige que les règles nationales ne rendent pas impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union. Il serait incohérent de déclarer imprescriptible l’action en constatation du caractère abusif d’une clause, tout en rendant l’action restitutoire, qui en la principale conséquence, sujette à un régime de prescription empêchant son exercice.
– Le principe d’équivalence, qui impose que les règles régissant les actions en restitution fondées sur des clauses abusives issues du droit européen ne soient pas moins favorables que celles applicables à des situations comparables en droit interne.
Le point de départ du délai de prescription quinquennal de l’action restitutoire fondée sur le caractère abusif de clauses d’un contrat de prêt doit être fixé à la date de la décision de justice constatant ce caractère abusif (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 12 juillet 2023, n° 22-17.030).
Ainsi, indépendamment de la question non tranchée sur la qualité professionnelle de la SCI, l’ensemble de ses demandes fondées sur les dispositions relatives aux clauses abusives a été jugé recevable et les demandes non prescrites.
Voir également :
- CJUE, 9 juillet 2020, Raiffeisen Bank et BRD Groupe Société Générale, C-698/18 et C-699/18
– CJUE, 16 juillet 2020, Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, C-224/19 et C-259/19
– CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance SA, C-776/19 à C-782/19
– CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance SA, C-609/19