Cour de justice de l'Union européenne
Le juge de l’exécution saisi d’une opposition à une lettre de change doit apprécier d’office le caractère abusif de la clause servant de fondement à la procédure

CJUE, 5 octobre 2023, aff. C 25/23 Princess Holdings

CJUE, 5 octobre 2023, aff. C 25/23 Princess Holdings 

 

Lettres de change – juge de l’exécution saisi d’une opposition – relevé d’office 

 

EXTRAIT 

“L’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doivent être interprétés en ce sens que : 

ils s’opposent à une disposition du droit national, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, prévoyant que, dans le cadre d’une procédure d’exécution de lettres de change, le juge saisi d’une opposition n’est pas compétent pour apprécier, d’office ou à la demande du consommateur concerné, le caractère potentiellement abusif des clauses du contrat conclu par ce consommateur avec un professionnel et constituant le fondement de l’émission des lettres de change dont la valeur de titre exécutoire est contestée.” 

 

ANALYSE 

 

Suite à la conclusion d’un contrat de location-vente entre un professionnel et un particulier, la société Princess Holdings (holding de la société ayant conclu le contrat en tant que vendeur : société No Deposit Cars Malta Ltd) a déposé une lettre judiciaire devant un tribunal civil Maltais pour l’exécution forcée de 8 lettres de change par la délivrance d’un mandat d’exécution. Le particulier a introduit un recours pour s’opposer à ce que ces 8 lettres de change soient rendues exécutoires. Celui-ci arguait avoir restitué la voiture de sorte que les lettres de change destinées à garantir le paiement des loyers et conservées par le créancier étaient sans objet. 

Le tribunal Maltais dans ce cadre sursoit à statuer et pose trois questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. Deux des questions sont jugées irrecevables par la Cour et ne concernent pas les clauses abusives. 

La question concernant les clauses abusives est posée par le tribunal Maltais en ces termes : “ Est-il contraire aux dispositions de la directive [93/13] – en particulier l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de cette directive – que, dans le cadre de la procédure visant à rendre une lettre de change exécutoire […], la juridiction [nationale] ne puisse pas examiner le contrat qui a précédé l’émission de cette lettre de change ?” 

 

La Cour commence par rappeler que le droit de l’Union n’harmonise pas les procédures applicables à l’examen du caractère prétendument abusif d’une clause, car ces dispositions relèvent de l’ordre juridique interne. Il est cependant impératif que les juridictions nationales respectent dans ce contexte les principes d’équivalence et d’effectivité. 

 

La Cour rappelle que le respect du principe d’effectivité incombant aux États membres implique notamment une exigence de protection juridictionnelle effective, réaffirmée à l’article 7§1 de la directive 93/13 et consacrée à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, lequel s’applique notamment à la définition des modalités procédurales relatives aux actions de justice fondées sur de tels droits (la Cour cite notamment arrêts du 4 mai 2024, NRD Groupe Société Générale et Next Capital Solutions, C-200/21). 

La Cour affirme dès lors que la protection effective des droits découlant de la directive 93/13 ne saurait être garantie qu’à la condition que le système procédural national prévoie, dans le cadre de la procédure de délivrance d’une injonction de payer ou dans celui de la procédure d’exécution d’une telle injonction, un contrôle judiciaire d’office du caractère potentiellement abusif des clauses concernées (p35) (La Cour cite en ce sens CJUE 20 septembre 2018, EOS KSI Slovensko, C-448/17). 

A défaut d’un tel contrôle au stade de la procédure d’exécution de cette injonction, la Cour affirme que doit être considérée comme étant de nature à porter atteinte à l’effectivité de la protection voulue par la directive une législation nationale ne prévoyant pas non plus ce même contrôle au stade de la délivrance de ladite injonction, ou lorsque ce contrôle n’est prévu qu’au stade de la procédure d’opposition contre l’injonction délivrée, s’il existe un risque non négligeable que le consommateur ne forme pas l’opposition requise, en raison de la brièveté du délai prévu, des frais qu’une action en justice engendrerait, ou d’une absence d’obligation d’information prévu la législation nationale adressée au consommateur quant à l’étendue de ses droits (voir arrêt précité, EOS KSI Slovensko).  

La Cour cite plusieurs décisions dans lesquelles la directive s’oppose à une certaine interprétation des juridictions nationales. Ainsi en est-il de la décision dans laquelle elle a dit pour droit que l’article 7 de la directive s’oppose à une réglementation nationale permettant de délivrer une ordonnance d’injonction de payer (fondée en l’espèce sur un billet à ordre) lorsque le juge saisi d’une telle requête ne disposait pas du pouvoir de procéder à un examen du caractère abusif des clauses du contrat, dès lors que les modalités d’exercice du droit de former opposition à une telle ordonnance ne permettent pas d’assurer le respect des droits que le consommateur concerné tire de cette directive (CJUE, 13 septembre 2018, Profi Credit Polska, C-176/17). 

 

La directive s’oppose également, dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée d’un contrat de prêt, à une règle interne en vertu de laquelle le consommateur était forclos, au-delà d’un court délai, à invoquer l’existence de clauses abusives pour s’opposer à ladite procédure, et ce quand bien même il disposait d’une action en justice aux fins de constatation de l’existence de clauses abusives, la solution de cette dernière étant sans effet sur celle résultant de la procédure d’exécution, laquelle pouvait s’imposer au consommateur avant l’issue de l’autre action (CJUE, 4 mai 2023, BRD Groupe Societé Générale et Next Capital Solutions, C-200/21). 

 

La directive s’oppose enfin à une réglementation nationale ne permettant pas au juge de l’exécution ni d’apprécier, d’office ou à la demande du consommateur concerné, le caractère abusif d’une clause figurant dans le contrat litigieux, ni d’adopter des mesures provisoires, lorsque l’octroi de ces mesures est nécessaire pour garantir la pleine efficacité de la décision du juge saisi de la procédure au fond correspondante, compétent pour vérifier le caractère abusif de cette clause (CJUE, 17 mai 2022, Impuls Leasing România, C-725/19 

 

Dans le droit Maltais, selon le Code de l’organisation et de la procédure civile, le juge de l’exécution, lorsqu’il est saisi d’une opposition ne peut pas contrôler le caractère potentiellement abusif des clauses du contrat constituant le fondement du titre exécutoire. Et ce, d’office ou à la demande du consommateur. Ce pouvoir n’est octroyé qu’au juge du fond dans le cadre de l’examen d’un recours de droit commun. La Cour a déjà jugé dans une affaire similaire, concernant un contrat hypothécaire, que ce type de disposition est manifestement insuffisante pour assurer la pleine effectivité de la protection du consommateur (CJUE, 26 juin 2019, Addiko Bank, C-407/18, point 61). 

 

Au cas présent, la Cour estime donc également que le fait que le juge de l’exécution ne puisse pas contrôler le caractère abusif du contrat constituant le fondement du titre exécutoire apporte une protection manifestement insuffisante au consommateur. En effet, si la procédure au fond visant à déclarer abusive la clause, et par voie de conséquence la procédure d’exécution, aboutit après la procédure d’exécution, alors le consommateur ne disposera que d’un recours indemnitaire a posteriori. Et, cette action, au regard de l’article 7 paragraphe 1 de la directive 93/13 ne constituerait ni un moyen adéquat ni un moyen efficace pour faire cesser l’utilisation de la clause abusive. (CJUE, 6 novembre 2019, BNP Paribas Personal Finance SA Paris Sucursala Bucureşti et Secapital, C-75/19, point 32). 

 

La Cour estime donc que n’est pas conforme aux articles 6 et 7 en leur paragraphe 1 de la directive 93/13, une disposition du droit national qui, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, prévoie que le juge saisi d’une opposition n’est pas compétent pour apprécier d’office ou à la demande du consommateur, le caractère potentiellement abusif des clauses du contrat conclu entre un consommateur et un professionnel, et constituant le fondement de l’émission des lettres de change dont la valeur de titre exécutoire est contesté.  

  

Cela conduit donc, en droit français, à ce que le juge de l’exécution soit tenu d’apprécier d’office ou à la demande du consommateur le caractère potentiellement abusif d’une clause du contrat faisant l’objet de la procédure devant lui.