Cour de justice de l'Union européenne
Arrêt du 26 octobre 2006

Dans l’affaire C-168/05,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par l’Audiencia Provincial de Madrid (Espagne), par décision du 15 février 2005, parvenue à la Cour le 14 avril 2005, dans la procédure

E…

contre

M…,

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann, président de chambre, MM. K. Lenaerts, E. Juhász, J. N. Cunha Rodrigues (rapporteur) et M. Ilešic(, juges,

avocat général: M. A. Tizzano,

greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

– pour M…, par Me H. García Pi, abogado,

– pour le gouvernement espagnol, par M. E. Braquehais Conesa, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement allemand, par Mme C. Schulze-Bahr, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement hongrois, par M. P. Gottfried, en qualité d’agent,

– pour le gouvernement finlandais, par Mme T. Pynnä, en qualité d’agent,

– pour la Commission des Communautés européennes, par MM. A. Aresu et L. Escobar Guerrero, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 27 avril 2006,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO L 95, p. 29, ci-après la «directive»).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mme M… à C… (ci-après «M…») au sujet de la validité d’une clause compromissoire figurant dans le contrat qu’elle a conclu avec cette société.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3 L’article 3, paragraphe 1, de la directive prévoit:

«Une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l’exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat.»

4 L’article 6, paragraphe 1, de la directive dispose:

«Les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives.»

5 Aux termes de l’article 7, paragraphe 1, de la directive:

«Les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel.»

6 L’annexe de la directive comporte une liste indicative de clauses qui peuvent être déclarées abusives. Parmi celles-ci, le point 1, sous q), de cette annexe vise les clauses qui ont pour objet ou pour effet «de supprimer ou d’entraver l’exercice d’actions en justice ou des voies de recours par le consommateur, notamment en obligeant le consommateur à saisir exclusivement une juridiction d’arbitrage non couverte par des dispositions légales, en limitant indûment les moyens de preuve à la disposition du consommateur ou en imposant à celui-ci une charge de preuve qui, en vertu du droit applicable, devrait revenir normalement à une autre partie au contrat».

La réglementation nationale

7 En droit espagnol, la protection des consommateurs contre les clauses abusives a d’abord été assurée par la loi générale 26/1984 relative à la protection des consommateurs et des usagers (Ley General 26/1984 para la Defensa de los Consumidores y Usuarios), du 19 juillet 1984 (BOE n° 176, du 24 juillet 1984, ci-après la «loi 26/1984»).

8 La loi 26/1984 a été modifiée par la loi 7/1998 relative aux conditions générales des contrats (Ley 7/1998 sobre Condiciones Generales de la Contratación), du 13 avril 1998 (BOE n° 89, du 14 avril 1998, ci-après la «loi 7/1998»), qui a transposé la directive dans le droit interne.

9 La loi 7/1998 a notamment ajouté à la loi 26/1984 un article 10 bis et une première disposition additionnelle.

10 Aux termes de l’article 10 bis, paragraphe 1, de la loi 26/1984, «[s]ont considérées comme clauses abusives toutes les dispositions n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle, qui, en dépit de l’exigence de bonne foi, créent au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat. En tout état de cause, sont considérées comme clauses abusives les dispositions énoncées dans la première disposition additionnelle de la présente loi. […]»

11 La première disposition additionnelle de la loi 26/1984 reprend en substance la liste des clauses pouvant être déclarées abusives qui est annexée à la directive, en précisant qu’elle n’a qu’un caractère minimal. Selon le point 26 de cette disposition additionnelle, est considérée comme abusive «la soumission à un arbitrage autre que l’arbitrage des litiges de consommation, à moins qu’il ne s’agisse d’organes arbitraux institués par des dispositions législatives dans un secteur ou dans un cas spécifique».

12 L’article 8 de la loi 7/1998 dispose:

«1. Sont nulles de plein droit les conditions générales qui, au préjudice de l’adhérent, contreviennent aux dispositions de la loi ou de toute autre règle impérative ou prohibitive, à moins que celles-ci ne sanctionnent différemment leur violation.

2. En particulier, sont nulles les conditions générales abusives dans les contrats conclus avec un consommateur, telles qu’elles sont définies, en tout état de cause, par l’article 10 bis et la première disposition additionnelle de la loi générale 26/1984 […]»

13 À la date des faits au principal, la procédure d’arbitrage était régie par la loi 36/1988 relative à l’arbitrage (Ley 36/1988 de Arbitraje), du 5 décembre 1988 (BOE n° 293, du 7 décembre 1988, ci-après la «loi 36/1988»).

14 L’article 23, paragraphe 1, de la loi 36/1988 prévoyait:

«L’opposition à l’arbitrage pour défaut de compétence objective des arbitres, inexistence, nullité ou caducité de la convention d’arbitrage doit être formée concomitamment à la présentation par les parties de leurs prétentions initiales respectives.»

15 L’article 45 de la loi 36/1988 était libellé comme suit:

«La sentence arbitrale ne peut être annulée que dans les cas suivants:

1. Lorsque la convention d’arbitrage est nulle.

[…]

5. Lorsque la sentence est contraire à l’ordre public.»

Le litige au principal et la question préjudicielle

16 Le 2 mai 2002, un contrat d’abonnement à une ligne de téléphonie mobile a été conclu entre M… et Mme M… Ce contrat comportait une clause compromissoire soumettant tout litige afférent audit contrat à l’arbitrage de l’Asociación Europea de Arbitraje de Derecho y Equidad (Association européenne d’arbitrage et d’amiable composition, ci-après l’«AEADE»).

17 Mme M… n’ayant pas respecté le délai minimal d’abonnement, M… a engagé une procédure arbitrale devant l’AEADE. Par lettre du 25 juillet 2003, celle-ci a imparti un délai de 10 jours à Mme M… pour refuser l’arbitrage, en précisant que, en cas de refus, la voie judiciaire restait ouverte. Mme M… a présenté des arguments sur le fond, mais n’a pas dénoncé la procédure d’arbitrage ni invoqué la nullité de la convention d’arbitrage. Le litige a par la suite été arbitré à son détriment.

18 Mme M… a attaqué la sentence arbitrale rendue par l’AEADE devant la juridiction de renvoi, en soutenant que le caractère abusif de la clause compromissoire entraînait la nullité de la convention d’arbitrage.

19 Dans la décision de renvoi, l’Audiencia Provincial de Madrid constate qu’il ne fait aucun doute que ladite convention d’arbitrage comporte une clause contractuelle abusive et est donc entachée de nullité.

20 Toutefois, vu que Mme M… n’a pas invoqué cette nullité dans le cadre de la procédure arbitrale et afin d’interpréter le droit national conformément à la directive, l’Audiencia Provincial de Madrid a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«La protection des consommateurs qu’assure la directive 93/13/CEE […] implique-t-elle que la juridiction saisie d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale apprécie la nullité de la convention d’arbitrage et annule la sentence au motif que ladite convention d’arbitrage comporte une clause abusive, lorsque le consommateur a invoqué ladite nullité dans le cadre du recours en annulation, mais non dans le cadre de la procédure arbitrale?»

Observations liminaires

21 Il ressort du dossier transmis à la Cour par la juridiction de renvoi que cette dernière a établi le caractère abusif de la clause compromissoire qui figure dans le contrat conclu entre M… et Mme M…

22 À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour ne saurait se prononcer sur l’application des critères généraux utilisés par le législateur communautaire pour définir la notion de clause abusive à une clause particulière qui doit être examinée en fonction des circonstances propres au cas d’espèce (arrêt du 1er avril 2004, Freiburger Kommunalbauten, C-237/02, Rec. p. I-3403, point 22).

23 Il appartient donc au juge national de déterminer si une clause contractuelle telle que celle qui fait l’objet du litige au principal réunit les critères requis pour être qualifiée d’abusive au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive (arrêt Freiburger Kommunalbauten, précité, point 25).

Sur la question préjudicielle

24 Selon une jurisprudence constante, en l’absence de réglementation communautaire en la matière, les modalités procédurales visant à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire relèvent de l’ordre juridique interne de chaque État membre en vertu du principe de l’autonomie procédurale des États membres, à condition toutefois qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires de nature interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité) (voir, notamment, arrêts du 16 mai 2000, Preston e.a., C-78/98, Rec. p. I-3201, point 31, et du 19 septembre 2006, i-21 Germany et Arcor, C-392/04 et C-422/04, non encore publié au Recueil, point 57).

25 Le système de protection mis en œuvre par la directive repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel, en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information, situation qui le conduit à adhérer aux conditions rédigées préalablement par le professionnel, sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci (arrêt du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores, C-240/98 à C-244/98, Rec. p. I-4941, point 25).

26 Une telle situation d’inégalité entre le consommateur et le professionnel ne peut être compensée que par une intervention positive, extérieure aux seules parties au contrat (arrêt Océano Grupo Editorial et Salvat Editores, précité, point 27).

27 C’est à l’aune de ces principes que la Cour a jugé que la faculté pour le juge d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause constitue un moyen propre à la fois à atteindre le résultat fixé à l’article 6 de la directive, à savoir empêcher qu’un consommateur individuel ne soit lié par une clause abusive, et à contribuer à la réalisation de l’objectif visé à son article 7, dès lors qu’un tel examen peut avoir un effet dissuasif concourant à faire cesser l’utilisation de clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel (arrêts Océano Grupo Editorial et Salvat Editores, précité, point 28, ainsi que du 21 novembre 2002, Cofidis, C-473/00, Rec. p. I-10875, point 32).

28 Cette faculté reconnue au juge a été considérée comme nécessaire pour assurer au consommateur une protection effective, eu égard notamment au risque non négligeable que celui-ci soit dans l’ignorance de ses droits ou rencontre des difficultés pour les exercer (arrêts précités Océano Grupo Editorial et Salvat Editores, point 26, ainsi que Cofidis, point 33).

29 La protection que la directive confère aux consommateurs s’étend ainsi aux hypothèses dans lesquelles le consommateur qui a conclu avec un professionnel un contrat contenant une clause abusive s’abstient d’invoquer le caractère abusif de cette clause soit parce qu’il ignore ses droits, soit parce qu’il est dissuadé de les faire valoir en raison des frais qu’une action en justice entraînerait (arrêt Cofidis, précité, point 34).

30 Dans ces conditions, l’objectif poursuivi par l’article 6 de la directive, qui, ainsi qu’il a été rappelé au point 27 du présent arrêt, impose aux États membres de prévoir que les clauses abusives ne lient pas les consommateurs, ne pourrait pas être atteint si la juridiction saisie d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale était empêchée d’apprécier la nullité de cette sentence, au seul motif que le consommateur n’a pas invoqué la nullité de la convention d’arbitrage dans le cadre de la procédure arbitrale.

31 Une telle omission de la part du consommateur ne pourrait alors, en aucun cas, être compensée par l’action de sujets qui sont des tiers par rapport au contrat. Le système de protection spéciale institué par la directive serait en définitive compromis.

32 C’est précisément dans ce sens que la réglementation espagnole a évolué. En effet, bien qu’elle ne soit pas applicable au litige au principal, il n’est pas sans intérêt de préciser que la loi 60/2003 relative à l’arbitrage (Ley 60/2003 de Arbitraje), du 23 décembre 2003 (BOE n° 309, du 26 décembre 2003), n’exige plus que l’opposition à l’arbitrage, notamment pour cause de nullité de la convention d’arbitrage, soit formée concomitamment à la présentation par les parties de leurs prétentions initiales respectives.

33 Móvil et le gouvernement allemand font valoir que, en permettant à la juridiction d’apprécier la nullité d’une convention d’arbitrage dans les cas où le consommateur n’a pas soulevé une telle exception lors de la procédure d’arbitrage, il serait porté une atteinte grave à l’efficacité des sentences arbitrales.

34 Cet argument revient à considérer que les exigences tenant à l’efficacité de la procédure arbitrale justifient que le contrôle des sentences arbitrales revête un caractère limité et que l’annulation d’une sentence ne puisse être obtenue que dans des cas exceptionnels (arrêt du 1er juin 1999, Eco Swiss, C-126/97, Rec. p. I-3055, point 35).

35 Toutefois, la Cour a déjà jugé que, dans la mesure où une juridiction nationale doit, selon ses règles de procédure internes, faire droit à une demande en annulation d’une sentence arbitrale fondée sur la méconnaissance des règles nationales d’ordre public, elle doit également faire droit à une telle demande fondée sur la méconnaissance des règles communautaires de ce type (voir, en ce sens, arrêt Eco Swiss, précité, point 37).

36 L’importance de la protection des consommateurs a notamment conduit le législateur communautaire à prévoir, à l’article 6, paragraphe 1, de la directive, que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel «ne lient pas les consommateurs». Il s’agit d’une disposition impérative qui, tenant compte de l’infériorité de l’une des parties au contrat, tend à substituer à l’équilibre formel que celui-ci établit entre les droits et obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à rétablir l’égalité entre ces derniers.

37 Par ailleurs, la directive, qui vise à renforcer la protection des consommateurs, constitue, conformément à l’article 3, paragraphe 1, sous t), CE, une mesure indispensable à l’accomplissement des missions confiées à la Communauté et, en particulier, au relèvement du niveau et de la qualité de vie dans l’ensemble de cette dernière (voir par analogie, à propos de l’article 81 CE, arrêt Eco Swiss, précité, point 36).

38 La nature et l’importance de l’intérêt public sur lequel repose la protection que la directive assure aux consommateurs justifient, en outre, que le juge national soit tenu d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle et, ce faisant, de suppléer au déséquilibre qui existe entre le consommateur et le professionnel.

39 Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la question posée que la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle implique qu’une juridiction nationale saisie d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale apprécie la nullité de la convention d’arbitrage et annule cette sentence au motif que ladite convention contient une clause abusive, alors même que le consommateur a invoqué cette nullité non pas dans le cadre de la procédure arbitrale, mais uniquement dans celui du recours en annulation.

Sur les dépens

40 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

La directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doit être interprétée en ce sens qu’elle implique qu’une juridiction nationale saisie d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale apprécie la nullité de la convention d’arbitrage et annule cette sentence au motif que ladite convention contient une clause abusive, alors même que le consommateur a invoqué cette nullité non pas dans le cadre de la procédure arbitrale, mais uniquement dans celui du recours en annulation.